Utopie mon amour
S02E09 - Comment raconter des utopies qui soient aussi palpitantes que des dystopies ? Une collab Geronimo x tchik tchak.
Temps de lecture : 12 minutes environ. Cet e-mail sera coupé avant la fin : je vous conseille de le lire directement dans votre navigateur.
Salut à tous,
Il y a un an tout pile, j’envoyais la première édition de Geronimo pour partager les ressources et les réflexions d’un scénariste qui cherche à raconter un futur positif, ambitieux et réalisable.
En gros, un mec solo dans sa cambrousse et dans sa tête.
14 éditions plus tard, vous êtes plus de 7000 à lire cette newsletter qui atterrit environ une fois par mois dans votre boîte mail.
Je me suis fixé une règle : ne vous écrire que quand j’estime avoir quelque chose d’intéressant à raconter. Votre temps et votre attention sont trop précieux ! Et puis vous conviendrez que bosser gratuitement une vingtaine d’heures par newsletter n’est pas un modèle économique très pérenne.
Pour marquer le coup de ce premier anniversaire, on va s’atteler à un sujet au cœur de la mission de Geronimo : utiliser le pouvoir des histoires pour faire basculer l’Histoire du bon côté, en rendant les récits écologiques et solidaires plus puissants que ceux qui nous mènent dans le mur.
Ce sujet, c’est une équation que beaucoup considèrent comme impossible :
Comment rendre les utopies aussi captivantes que les dystopies ?
On vit une époque qui a désespérément besoin de récits porteurs d’espoir… Pourtant dès que les scénaristes proposent autre chose qu’un monde qui crame, on leur répond que leur histoire est chiante, qu’elle manque de tension et d’enjeux.
Pour traiter cette question, j’ai travaillé avec Pauline Mauroux, dramaturgeek et autrice de la newsletter tchik-tchak, ma newsletter préférée sur l’écriture.
Pauline est l’une des meilleures quand il s’agit de comprendre comment fonctionne la mécanique des histoires, et elle adore inventer des systèmes pour répondre aux problématiques que rencontrent les autrices et les auteurs. C’est donc l’alliée idéale pour traiter le sujet du jour.
Voilà comment ça va se passer :
🌀 Je vais commencer par faire du Geronimo, en expliquant pourquoi on adore regarder des dystopies qui nous présentent un avenir flippant, pourquoi c’est un piège et comment y échapper. Voici le programme :
Pourquoi on aime tant voir le monde brûler
Et si le problème venait de nos réflexes narratifs ?
C’est le moment de changer de carburant
🛠️ Dans un second temps, Pauline présentera deux méthodes tchik tchak pour écrire des utopies aussi efficaces que des dystopies :
Remplacer la peur de l’effondrement par l’urgence de bâtir
Construire le suspense sur le dilemme, pas sur le chaos
L’avenir appartient à ceux qui racontent de belles histoires, alors au boulot !
1. Pourquoi on aime tant voir le monde brûler ?
Parce que ça marche !
En fiction, l’apocalypse est ultra efficace : elle crée du stress, du suspense et donne envie d’enchaîner les épisodes.
Dans Black Mirror, The Last of Us, Hunger Games, Blade Runner, Mad Max ou encore The Walking Dead, le taff des scénaristes est “relativement simple” : il consiste à imaginer un futur aussi flippant que possible, de confier une mission impossible à ses protagonistes et de raconter toutes les pires galères qui leur arrive pour tenter de l’accomplir.
En gros, la planète part en cacahuètes, ça rime et le public adore ça (nous compris).
Ces dystopies ont tout pour plaire à nos cerveaux câblés pour le stress : des écosystèmes qui s’effondrent, des systèmes qui oppressent, des héros seuls contre tous. Elles sont intenses, brutales et addictives. Elles offrent un défouloir à nos peurs, un miroir déformant à nos sociétés.
Bref, ce sont de supers sujets de fiction.
Mais à force de plonger dans ces mondes en ruines, on a intégré une idée sournoise : ce qui est palpitant est forcément noir. Et plus grave encore : ce qui est lumineux est forcément ennuyeux.
Car à force de se nourrir de dystopies, on n’arrive plus à imaginer un monde qui va mieux. C’est de plus en plus difficile pour nous d’imaginer un futur dans lequel la plupart des défis d’aujourd’hui sont résolus.
Pourtant, utiliser le pouvoir des histoires pour montrer ce genre d’avenir, c’est indispensable si on veut créer du désir, nourrir l’espoir, et donner envie d’agir.
Sans histoires qui donnent envie, pas d’élan collectif. Sans désir, pas d’action. Sans action, pas de futur souhaitable. Pas de futur souhaitable, pas de futur souhaitable.
Raconter ce futur, c’est donc le premier pas pour lui donner une chance d’exister.
2. Et si le problème venait de nos réflexes narratifs ?
En fiction, le mal est un excellent moteur narratif : un bon méchant, un bon désastre, une bonne dictature sont toujours une base dramaturgique efficace. Simple, basique.
Le problème, c’est que c’est devenu un réflexe et que comme tout réflexe, ça nous empêche d’innover. On l’a vu avec Don’t Look Up : même quand on veut parler du déni face au dérèglement climatique, on finit par retomber dans la satire désabusée.

Résultat : le collectif devient suspect, le compromis devient tiède, le futur lumineux devient… chiant.
Mais c’est faux ! C’est juste qu’on n’a pas encore appris à écrire avec l’envie comme moteur narratif, au lieu de la peur. Et si ce n’était pas la fin du monde qui faisait une bonne histoire ? Mais la complexité du monde à construire ?
3. C’est le moment de changer de carburant
Imaginez une histoire où le but n’est pas de survivre, mais de bâtir quelque chose d’inédit. Un monde où les conflits ne sont pas dus à la haine, mais aux visions opposées du bien. Un monde où la tension ne vient pas d’un ennemi… mais d’un choix collectif difficile.
Ce sont d’ailleurs des questions soulevées par quelques-unes des meilleures fictions de ces dernières années :
Dans Ted Lasso : et si la bienveillance devenait une arme stratégique dans un monde cynique ?
Le Ministère du Futur : et si sauver la planète exigeait de concilier justice, diplomatie, science, et actions radicales ?
Captain Fantastic : et si éduquer ses enfants devenait un acte révolutionnaire ?
Là où les dystopies provoquent de l’adrénaline, ces récits provoquent de l’engagement. On n’a pas envie de fuir ces mondes, on a envie d’en faire partie !
On a besoin de plus de références pop culture comme celles-ci, qui incarnent la mobilisation, la coopération, le conflit de valeurs qui ne vire pas au chaos.
Bref, on a besoin de changer de carburant, de passer de la peur au désir.
La peur crée de l’inaction, du repli, du déni et incite à attendre un héros providentiel, un miracle ou une solution magique.
En créant du désir pour l’avenir grâce au pouvoir des histoires, je suis persuadé qu’on peut mobiliser collectivement des millions de personnes.
Quelle que soit votre réponse, on va maintenant rendre tout ça aussi concret que possible ! Pauline va vous partager deux recettes tchik tchak pour raconter des récits de futurs désirables à haute tension.
Assez parlé, je lui passe le micro.
Merci Thibaut ! Bonjour à tous, je suis ravie de cette petite incursion de tchik tchak chez Geronimo.
Je vais commencer par vous partager un truc que j’entends très souvent chez les producteurs, lecteurs, spectateurs ou scénaristes un peu trop branchés sur Black Mirror :
« Mais s’il n’y a pas de guerre, pas de totalitarisme, pas de catastrophe… c’est qu’il ne se passe rien dans ton histoire, si ? »
Tout à fait : sans mort, sans misère ni dictature, comment voulez-vous qu’on tienne 90 minutes ? Remettez les dictateurs, balancez les zombies et rasez une ville ou deux, qu’on ait au moins un Acte II correct !
Blague à part, la dystopie est devenue un réflexe, et pour cause : elle s’appuie sur nos peurs primitives. Narrativement, c’est terriblement efficace. Seulement, si on veut imaginer un futur dans lequel on aspire à vivre, on se retrouve vite coincé.
Comme le dit Thibaut, on a fini par croire que ce qui est palpitant est forcément noir, et que le lumineux est condamné à être chiant. Mais l’ennui, ce n’est pas l’utopie en elle-même.
L’ennui, c’est de ne pas savoir comment générer du suspense sans tout faire s’effondrer.
Alors ce que je vous propose ici, ce ne sont pas des théories, ce sont deux vraies mécaniques de narration à tester, à détourner, à secouer. Deux idées de structures et de récits à haute tension dans un monde désirable.
Méthode n°1 : remplacer la peur de l’effondrement par l’urgence de bâtir
Dans une dystopie, tout le monde fuit quelque chose. Ce que je vous propose avec cette première idée, c’est que tout le monde court vers quelque chose. C’est ça, la source du conflit.
Le suspense et la tension viennent de la nécessité absolue de coordination, dans un monde où chacun détient une partie de la solution, mais où personne ne peut réussir seul et où l’échec collectif est possible même si personne ne veut faire échouer le projet.
Comme le rappelle Thibaut, ce n’est pas le mal qui est nécessaire à l’histoire… c’est le conflit. Et le conflit, ici, vient de la coordination impossible entre bonnes volontés.
👀 En un coup d’oeil, voici ce que cette méthode change dans la structure de l’histoire
Pas de héros solitaire ➝ mais une intelligence collective
Pas d’antagoniste malveillant ➝ mais des frictions culturelles, idéologiques ou logistiques
Pas une menace de destruction ➝ mais un risque de rendez-vous manqué avec le progrès
🛠️ Comment ça marche (la méthode tchik tchak)
Fixez un objectif enthousiasmant mais complexe : un projet global qui incarne un bond en avant (ex. créer une énergie propre, une langue universelle, une symbiose inter-espèces, soigner une mémoire collective traumatisée, éradiquer le fascisme, etc.)
Fixez une deadline interne à l’histoire : la tension monte non pas parce que le monde se désintègre, mais parce qu’on pourrait rater l’occasion du siècle (ex. un créneau technologique, une fenêtre diplomatique, une prototype à stabiliser, une fenêtre orbitale ou que sais-je)
Fragmentez les compétences : chaque personnage ou groupe détient une compétence, une info, une ressource clé, une techno, etc.
Créez des obstacles non malveillants mais réels : frictions culturelles, égo, peurs, visions divergentes, vieux désaccords (ex. des ingénieurs veulent industrialiser, des artistes veulent ritualiser, des anciens refusent toute standardisation, la société quoi)
Faites monter la tension : le suspense est basé sur la coordination, pas sur l’opposition. Chaque étape nécessite un alignement complexe, et l’échec est possible sans qu’il y ait forcément de sabotage (ex. chaque tentative d’accord fait émerger de nouveaux désaccords, la deadline approche, les risques de récupération privée augmentent etc.)
✅ Pourquoi ça fonctionne
Parce qu’on crée une tension dramatique engageante mais non violente, fondée sur la complémentarité, la communication, les micro-défaillances humaines… et une course contre la montre.
Un projet enthousiasmant + une deadline vitale + des alliés qui ne se comprennent pas = une bombe à retardement, version coopérative.
Le suspense ne vient pas d’un sabotage, mais de l’impossibilité à s’accorder à temps. C’est le collectif lui-même qui devient la source de tension dramatique. Et si vous aimez la comédie, c’est un vivier à blagues et à situations absurdes sans fin ; c’est le cauchemar de l’efficacité, version coopérative.
Voilà comment le conflit peut naître de la coordination nécessaire. Mais il existe un autre ressort majeur pour créer un suspense positif : le dilemme.
Méthode n°2 : construire le suspense sur le dilemme, pas sur le chaos
Dans une utopie, tout fonctionne bien.
Mais que se passe-t-il quand deux valeurs positives entrent en collision ?
Quand il faut choisir entre la transparence totale et le droit à l’intimité, entre l’immortalité et la continuité de l’évolution humaine, entre la mémoire collective et le droit à l’oubli ?
Dans ce type d’histoire, on explore un nouveau type de conflit narratif : choisir entre deux bonnes voies, qui ne mènent pas au même monde.
Le suspense repose ici sur une décision à prendre. Il est philosophique et collectif.
Ce n’est pas une lutte pour survivre, c’est une lutte pour choisir la direction que prendra le monde.
👀 En un coup d’oeil, voici ce que cette méthode change dans la structure de l’histoire
Pas de solution évidente ➝ mais des choix à conséquences
Pas d’antagonisme simpliste ➝ mais un conflit entre des valeurs légitimes mais inconciliables
Pas de résolution par le triomphe ➝ mais par l’arbitrage (parfois douloureux) qui redéfinit l’utopie
🛠️ Comment ça marche (la méthode tchik tchak)
Définissez un monde fonctionnel reposant sur plusieurs valeurs fortes (ex. a transparence absolue qui cohabite avec une longévité généralisée tout en garantissant un équilibre entre nature et technologie, etc.)
Faites émerger un dilemme inédit : une nouvelle technologie, une situation sociale, une évolution qui force à choisir (ex. une IA propose d’optimiser les naissances, un médicament bloque les émotions négatives, un archivage total rend l’oubli impossible, etc.)
Créez des personnages porteurs de ces visions : tous sincères, tous légitimes (ex. une militante du libre arbitre face à un scientifique pro-optimisation, une juge face à un philosophe de la mémoire)
Structurez l’histoire comme une montée en dilemmes : chaque décision rend la suivante plus difficile (ex : les premières décisions sont au niveau locales, puis on passe sur un débat national, puis à un vote planétaire ; chaque choix limitant les options suivantes) (un peu comme dans ces livres dont vous êtes le héros)
Maintenez l’ambiguïté jusqu’au bout. Il n’y aura pas de “bonne” réponse. Juste un futur à choisir (ex. chaque solution implique une perte réelle ; même la meilleure option comporte une fracture sociale, intime ou culturelle)
✅ Pourquoi ça fonctionne
Parce que c’est un récit stimulant par sa charge éthique, où la tension dramatique ne repose plus sur l’effondrement, mais sur la construction.
Des bonnes intentions + des valeurs incompatibles + 8 milliards d’avis = le Conseil des Jedi en burn-out.
On n’attend pas la catastrophe, on attend la décision qui va redessiner les contours de l’utopie : un choix profond, complexe et aux implications durables.
L’utopie n’est jamais remise en cause, mais transformée à chaque décision, comme un organisme vivant qui évolue à chaque dilemme. C’est juste un choix entre deux avenirs désirables, mais incompatibles, pour un monde à reconfigurer, réinventer ou repositionner.
Le suspense ne vient pas de ce qu’on va perdre, mais de ce qu’on peut devenir.
Pour conclure
En tant que scénariste, je ne vais pas faire la fine bouche sur les dystopies. Bien menées, elles réveillent, secouent, et nous gardent vigilants.
Mais si on veut vraiment élargir notre horizon narratif, il va falloir rouvrir notre palette au-delà de l’effondrement.
Ce n’est pas l’utopie qui est fade : c’est le fait qu’on tente de la raconter avec des outils faits pour la catastrophe. Et forcément, quand on l’applique à un monde qui va mieux, ça tombe à plat.
Mais dès qu’on change d’angle — qu’on replace le conflit sur la coordination, les dilemmes, la construction — le tout redevient tendu, palpitant… et surtout profondément humain.
Merci d’avoir lu jusqu’au bout
J’espère que cet épisode vous aura donné des idées ! N’hésitez pas à m’écrire si vous souhaitez creuser telle ou telle piste, je serais heureux d’y réfléchir avec vous et Pauline.
À force de raconter de belles histoires, on va réussir à le construire cet avenir positif et ambitieux !
Avant de se quitter, j’aimerais savoir une chose (vous pouvez utiliser les exemples sous le sondage avant de répondre).
Raconter des histoires : scénariste, réalisateur, auteur, journaliste, copywriter, créateur de contenu, podcasteur etc.
Passer des messages : communicant, responsable marketing, stratège de marque, chargé de campagne, publicitaire etc.
Prendre la parole : conférencier, formateur, prof, porte-parole d’ONG ou d’association, influenceur, responsable de plaidoyer etc.
Fabriquer le monde de demain : ingénieur engagé ou low tech, artiste engagé, urbaniste, cultivateur, chercheur en sciences humaines ou environnement etc.
Orienter la société autrement : entrepreneur à impact, politique, consultant en transition, facilitateur, responsable RSE, prospectiviste etc.
Bien sûr, ces exemples n’ont pas vocation à constituer des listes exhaustives !
Merci et à très vite,
Intelligent et pousse à réfléchir, merci. 2 références de récits et une réflexion me viennent. Pour les récits, j'ai fait mon mémoire (il y a bien longtemps) sur le cycle des Fondations de Asimov et cela coche des cases de la méthode Tchik Tchak, on retrouve aussi tous cela dans Tous en scène :). Une réflexion sur les racines du mal de l'amour de la dystopie, elle n'a rien n'a voir avec la vision du futur mais bien avec celle du présent, l'exploration de nos angoisses actuelles. A vous lire bientôt
Construire le suspense sur le dilemme ! C’est top, cela m’inspire et m’éclaire sur la structure narrative, merci !